Introduction
Maintenant la date est fixée ; la Turquie (Türkiye) tiendra ses élections présidentielles et législatives en 14 mai 2023, après deux mois. Même si la Turquie est un pays qui a toujours essayé d’embrasser la démocratie au cours des 70 dernières années, les coups militaires et les courants politiques antidémocratiques comme l’Islamisme et le nationalisme ethnique et séparatiste kurde ont empêché le pays jusqu’aujourd’hui de pratiquer un régime démocratique. Alors, ces élections seront décisives en termes de choix d’avenir pour le pays.
Recep Tayyip Erdoğan
D’un côté, le président turc Recep Tayyip Erdoğan et son parti islamoconservateur l’AKP/AK Parti (Parti de la justice et du développement) dirigent le bloc Alliance du peuple (Cumhur İttifakı), de l’autre côté, le parti pro-laïc CHP (Parti républicain du peuple) et son chef Kemal Kılıçdaroğlu dirigent le bloc de l’Alliance nationale (Millet İttifakı). Erdoğan et Kılıçdaroğlu sont tous deux candidats à la présidence et il est certain que l’élection présidentielle sera une course entre ces deux-là. Alors que le bloc d’Erdoğan représente l’hyper-présidentialisme et un pays plus autoritaire tendant à devenir une puissance régionale, le bloc d’opposition défend un régime démocratique parlementaire et un retour à la politique étrangère classique orientée vers l’Occident de la Turquie. Dans cet article, je vais analyser les élections turques de 2023 et résumer les récents développements politiques dans le pays.
Kemal Kılıçdaroğlu
L’opposition a choisi enfin un candidat à la présidentielle : Kemal Kılıçdaroğlu
Le principal bloc d’opposition en Turquie, l’Alliance nationale est une coalition électorale entre six partis politiques. Le bloc est dirigé par le CHP, le parti politique qui a établi la République de Turquie en 1923 sous la direction de son premier président et l’héroïque père fondateur du pays, Mustafa Kemal Atatürk. Bien que le CHP était un parti pro-républicanisme révolutionnaire et aussi un parti moderniste radical dans les années 1920 et 1930, il s’est finalement transformé en un parti d’État autoritaire par la suite et a perdu son soutien populaire, en particulier parmi les électeurs pieux (islamistes) et les kurdes. Le parti a perdu la première élection libre et équitable dans le pays en 1950 et est resté à l’écart du gouvernement pendant une décennie, mais a commencé à faire une nouvelle ouverture politique dans les années de 1960s et 1970s sous les directions d’İsmet İnönü et Bülent Ecevit en transformant en un parti de gauche populiste faisant appel à la population laborieuse et en particulier aux travailleurs et aux pauvres des villes.
Le CHP a été fermé en 1980 par le régime militaire, mais a été rétabli en 1992. Ce nouveau CHP était plus bourgeois ; le nouveau CHP a défendu le marché libre et surtout s’était concentré sur la protection du régime laïc et de la structure de l’État unitaire contre la montée des mouvements islamistes et kurdes. Le parti n’a pas pu remporter beaucoup de succès aux élections sous la direction de Deniz Baykal, mais est finalement devenu le deuxième plus grand et le principal parti d’opposition de Türkiye depuis 2002. En 2010, Kemal Kılıçdaroğlu a été élu nouveau président du parti à la suite d’un scandale de sex tape. Issu de la confession alévie, Kılıçdaroğlu a tenté d’ouvrir le parti à différents groupes de la société turque en amenant des personnalités de centre-droit, islamistes et libérales à l’ancienne structure et aux cadres du parti. Bien que Kılıçdaroğlu ait augmenté les votes du parti de 5 % par rapport à la période de Baykal, il semblait toujours n’avoir aucune chance de vaincre Erdoğan jusqu’à récemment.
Cependant, à partir de sa marche de la justice en 2017, Kemal Kılıçdaroğlu a montré sa force de caractère pour vaincre Erdoğan et a commencé à mettre en œuvre une nouvelle stratégie. En utilisant les clivages au sein du bloc gouvernemental et du MHP (Parti d’action nationaliste), le parti nationaliste turc qui est devenu pro-gouvernemental après 2014, il a contribué à l’épanouissement de nouveaux partis de droite qui ont embrassé l’anti-Erdoğanisme. Ainsi, le Bon Parti (İYİ Parti) a d’abord été créé par Meral Akşener et ses amis, en se séparant du MHP, avec l’aide et le soutien actif du CHP. Plus tard, le Parti démocrate (DP) – un petit parti centre-droit dirigé par Gültekin Uysal et le Parti de la félicité (Saadet Partisi-SP) – un parti islamiste mais antigouvernemental dirigé par Temel Karamollaoğlu, ont commencé à soutenir Kılıçdaroğlu et son nouveau bloc, l’Alliance nationale. Cependant, cela n’a pas suffi à l’opposition pour vaincre Erdoğan en 2018 lorsque Muharrem İnce a perdu l’élection présidentielle contre Erdoğan au premier tour. Kılıçdaroğlu n’a pas baissé les bras et a continué à développer cette nouvelle stratégie. Finalement, il a vu l’adhésion de deux nouveaux partis de droite à son bloc électoral ; le parti de DEVA d’Ali Babacan et le Parti du futur d’Ahmet Davutoğlu (Gelecek Partisi-GP), tous deux séparés de l’AKP. Kılıçdaroğlu a également maintenu ses relations amicales avec le HDP (Parti démocratique des peuples), le parti pro-kurde et a essayé d’embrasser tout le monde sans faire aucune discrimination. De plus, il a réussi à gérer la « table sixain » (altılı masa) et a résolu une crise récente avec Akşener pour confirmer sa candidature d’une manière qui a montré ses fortes capacités de leadership. Désormais, Kılıçdaroğlu semble avoir une réelle chance de remporter l’élection présidentielle et presque tous les sondages montrent qu’il pourrait remporter l’élection avec 55 à 56 % de voix contre 44 à 45 % pour Erdoğan lors d’un éventuel deuxième tour en tête-à-tête. Surtout si le HDP décide de soutenir Kılıçdaroğlu au premier ou au moins au second tour, ses chances de gagner la course présidentielle seraient extrêmement élevées.
Le table sixain de l’opposition
Alarme pour Erdoğan : Efforts pour amener de nouveaux acteurs à la coalition gouvernementale
Secoué par les problèmes économiques du pays depuis 4-5 ans, le bloc gouvernemental essaie en revanche différentes stratégies pour se redresser et créer une victoire miraculeuse pour Erdoğan pour la dernière fois. En fait, la stratégie d’Erdoğan d’apporter des revenus touristiques, de l’argent spéculatif des pays islamiques et de retarder les dettes énergétiques du pays envers la Russie en utilisant ses relations personnelles avec le président russe Vladimir Poutine semble avoir fonctionné jusqu’à récemment. Mais lorsque, le 6 février 2023, deux terribles tremblements de terre ont frappé le pays et presque détruit 10 villes turques, la stratégie d’Erdoğan s’est également effondrée. La catastrophe a non seulement tué plus de 50 000 citoyens turcs, mais a également dévasté l’économie du pays quelques mois avant les élections critiques. Le manque de coordination et de préparation du gouvernement au cours de ce processus a également laissé un mauvais goût aux électeurs.
Les leaders de l’Alliance populaire : Destici-Bahçeli-Erdoğan
Erdoğan est toujours le chef de l’AKP et de l’Alliance populaire et sa stratégie est d’élargir le bloc au pouvoir. Erdoğan a déjà dans ses rangs le soutien des partis nationalistes turcs : le MHP (Parti d’action nationaliste) de Devlet Bahçeli et le BBP (Parti de la Grande Unité) de Mustafa Destici. Cependant, voyant les performances croissantes de l’opposition, Erdoğan veut désormais élargir son bloc. Par exemple, il a récemment convaincu Hüda-Par (le Parti de la Cause libre) de rejoindre l’Alliance populaire. Cependant, dirigé par Zekeriya Yapıcıoğlu et soutenu par d’anciens membres et sympathisants kurdes du Hezbollah (ce n’est le Hezbollah qui est proche à l’Iran), ce parti est une organisation politique très radicale tant dans son approche du régime laïc que de la question kurde. Bien que ne défendant pas ouvertement l’autonomie ou l’indépendance, le parti est très pro-kurde et réclame la reconnaissance constitutionnelle de la langue et de l’identité kurdes en plus de l’enseignement dans la langue maternelle. Bien qu’il s’agisse en fait de droits démocratiques fondamentaux, dans des régimes semi-démocratiques comme la Turquie, cela pourrait créer des problèmes en politique. De plus, le parti prône également ouvertement un régime islamique sunnite en criminalisant l’adultère et en reconnaissant les mariages religieux (islamiques). C’est un fait que Hüda-Par pourrait rapporter quelques voix aux Kurdes, mais le véritable et principal acteur politique pro-kurde du pays restera le HDP.
Zekeriya Yapıcıoğlu et Recep Tayyip Erdoğan
De plus, Erdoğan et l’AKP sont récemment en pourparlers avec deux petits partis ; le Parti de la gauche démocratique (Demokratik Sol Parti-DSP) – ancien parti politique de Bülent Ecevit qui n’est plus un acteur politique important et le Parti de la patrie (ANAP) – un parti politique rétabli nommé d’après le célèbre parti de Turgut Özal et Mesut Yılmaz qui dirigeait la Türkiye dans les années 1980 et 1990. Ces deux partis politiques n’apporteraient pas beaucoup de voix à Erdoğan, mais pourraient améliorer la situation psychologique du bloc au pouvoir. Cependant, si Erdoğan et son équipe parviennent à convaincre le Nouveau Parti du bien-être (Yeniden Refah Partisi), un parti politique islamiste et anti-occidental dirigé par Fatih Erbakan, le fils du célèbre politicien islamiste Necmettin Erbakan, cela pourrait être un véritable facteur de changement. Bien qu’il ne soit pas parlé ouvertement dans les médias, ce parti compte déjà 270 000 membres et est l’un des plus grands partis de Türkiye en termes de nombre de membres. Le parti a également environ 2 % de soutien électoral selon les sondages les plus récents. Cela montre qu’avoir le Nouveau Parti du bien-être dans ses rangs pourrait apporter plus de voix à Erdoğan. Cependant, Fatih Erbakan pourrait également devenir candidat à la présidentielle de manière indépendante. Enfin, qu’il ait ou non ce parti avec lui, Erdoğan a besoin d’un petit miracle pour gagner cette élection.
Fatih Erbakan
Autres candidats à la présidentielle
Il y aura d’autres candidats en lice aux élections présidentielles de 2023 en Turquie. Par exemple, récemment, l’ancien député du MHP et homme politique nationaliste turc ayant des liens étroits avec l’Azerbaïdjan, Sinan Oğan a été annoncé comme le candidat de 7 partis de droite et nationalistes turcs. Oğan est une personnalité publique influente qui est apparue très fréquemment dans des débats télévisés, mais il n’a pas de grandes chances. Parmi les partis politiques qui soutiennent Oğan – on l’appelle « Ata İttifakı » (Alliance de l’Ancêtre) -, le seul acteur politique influent est le Parti de la Victoire (Zafer Partisi) du professeur Ümit Özdağ. Disposant d’une rhétorique anti-immigrés et ultranationaliste, ce parti a un réel potentiel auprès des électeurs d’extrême droite turque. Il existe déjà des sondages d’opinion qui suggèrent que ce parti pourrait obtenir 1,6 à 2 % des voix lors des prochaines élections législatives.
Sinan Oğan
L’ancien député du CHP et chef du Parti de la patrie ou le parti de la Ville natale (Memleket Partisi) Muharrem İnce deviendra également candidat à la présidentielle. İnce est un excellent orateur, mais ayant perdu l’élection présidentielle face à Erdoğan en 2018 et n’étant plus soutenu par son parti CHP, İnce et son parti pourraient obtenir un maximum de 2-3 %. De plus, pour confirmer sa candidature de l’extérieur du parlement, İnce a besoin de la signature de 100 000 citoyens turcs.
Muharrem İnce
Homme politique vétéran de gauche et chef du Parti patriotique (Vatan Partisi) Doğu Perinçek pourrait également devenir candidat à la présidence avec le soutien et la signature de 100 000 citoyens turcs. Mais Perinçek n’a aucune chance réelle de gagner l’élection.
L’extrême gauche turque pourrait également déclarer prochainement son candidat à la présidence. Composé de partis politiques socialistes/communistes, dont le TİP (Parti travailliste turc), l’EMEP et le Parti de gauche (Sol Parti), ce bloc est nommé « Alliance du travail et de la liberté » (Emek ve Özgürlük İttifakı). Ce bloc pourrait éventuellement décider d’approuver également Kılıçdaroğlu, surtout au cas où le HDP suivrait cette voie.
Conclusion
Pour conclure, je peux dire que les élections de 2023 en Turquie seront très intéressantes pour les politologues et les observateurs internationaux. Il semble que nous pourrions assister à une transition démocratique du pouvoir bien qu’il soit presque inimaginable de penser que le puissant Erdoğan cède son siège à son principal rival Kılıçdaroğlu. Les sondages montrent que Kılıçdaroğlu pourrait gagner les élections même avec une grande différence de points (5 à 8 %), mais je suis sûr qu’Erdoğan va tout essayer et montrer une performance incroyable avant les élections. Espérons que le peuple turc prendra la bonne décision.
Dr. Ozan ÖRMECİ