Dr. Aurélien Denizeau, chercheur en histoire, géopolitique et relations internationales est titulaire d’un doctorat de l’INALCO en Langue, civilisation et sociétés turques. Sa thèse porte sur la doctrine stratégique de l’islam politique au pouvoir en Turquie, pays où il séjourne régulièrement. Ses recherches portent également sur les équilibres stratégiques au Moyen-Orient et au Caucase, l’histoire de la Turquie contemporaine, les relations turco-iraniennes et la stratégie d’implantation turque en Afrique. Dr. Aurélien Denizeau est aussi un chercheur pour l’IFRI – Institut français des relations internationales, le plus connu think-tank de la France.
Dr. Ozan Örmeci : Salut Aurélien. Tu as terminé tes études doctorales sur la politique étrangère de la Turquie pendant Ahmet Davutoğlu à l’INALCO avant quelques mois. Apres sa démission en 2016, comment on peut analyser la stratégie de Davutoğlu ? Comment la stratégie de « zéro problème avec les voisines » était transformée en une guerre civile à Syrie ou la Turquie était devenue un parti ?
Dr. Aurélien Denizeau : Bonjour Ozan. Je pense que la stratégie d’Ahmet Davutoğlu au cours de ses années au pouvoir doit être analysée en trois temps. Il y a eu une première période, de 2002 (et surtout 2007) jusqu’à 2011, durant laquelle il a développé l’idée d’un « merkez ülke », la Turquie comme centre d’une vaste zone de libre-échange. Cela nécessitait de pacifier les relations avec les pays voisins, et de s’ouvrir à l’Afrique, au Moyen-Orient, à l’Asie, à la Russie, tout en gardant des liens avec l’Union Européenne.
Après les révolutions arabes (le printemps arabe), Ahmet Davutoğlu a développé un nouveau modèle, dans lequel la Turquie pouvait devenir un modèle pour les pays arabes en révolte. Pour cela, elle devait s’appuyer notamment sur la confrérie des Frères Musulmans. Le gouvernement turc a alors soutenu ces derniers en Égypte, en Tunisie et en Syrie.
Mais 2013 a brisé cet espoir. Les événements de Gezi ont abimé le « modèle » démocratique que pouvait représenter la Turquie. Le coup d’État en Égypte a chassé les Frères Musulmans du pouvoir, et Bachar al-Assad a repris l’avantage en Syrie. Recep Tayyip Erdoğan et ses conseillers ont alors repris la situation en main, et Ahmet Davutoğlu a perdu son influence.
C’est en renonçant à la stratégie de « zéro problème » et en préférant celle de « modèle démocratique », en Syrie spécialement, que la Turquie s’est retrouvée impliquée dans le conflit. Je pense que les Turcs (comme les Français ou les Britanniques) s’attendaient à ce que Bachar al-Assad quitte rapidement le pouvoir. Cette erreur de diagnostic a été à l’origine de tous les problèmes rencontrés ensuite.
Dr. Ozan Örmeci : Tu visites la Turquie régulièrement depuis des années. Est-ce qu’il y a une transformation inquiétante concernant l’islam politique et la vie quotidienne des citoyens ? Quelles sont vos remarques sur ce sujet ?
Dr. Aurélien Denizeau : Concernant l’islam politique, le phénomène le plus intéressant de ces dernières années est sa fragmentation en différentes familles. Il y avait déjà une fracture entre l’AKP, qui incarnait un islam modernisé et adapté à la mondialisation, et le Saadet Partisi (Parti de la félicité ou Parti du bonheur), fidèle au discours classique anti-impérialiste et conservateur. À partir de 2009-2011, il y a eu aussi une rupture entre le parti au pouvoir et la confrérie de Fethullah Gülen. Désormais, c’est à l’intérieur même de l’AKP qu’on observe des divisions : le départ ou les critiques de figures comme Ali Babacan, Abdullah Gül ou Ahmet Davutoğlu sont des éléments intéressants à observer.
Personnellement, je n’ai pas constaté de changement important concernant la pratique religieuse : je pense que le retour à une société plus conservatrice date davantage des années 1980 que d’aujourd’hui. Au contraire, quand je parle avec les nouvelles générations de Turcs, j’ai l’impression d’y voir plus de détachement vis-à-vis de la religion… Beaucoup de jeunes Turcs de mon âge, désormais, se disent ouvertement déistes ou agnostiques.
Pour ce qui est de la vie quotidienne des citoyens, le gros changement que j’ai observé au cours des années 2010, c’est bien sûr l’augmentation des problèmes économiques. C’est un vrai paradoxe : les infrastructures se sont développées de façon spectaculaires, l’économie turque est toujours dynamique, mais beaucoup de citoyens ont la sensation d’un appauvrissement.
Dr. Ozan Örmeci et Dr. Aurélien Denizeau à l’Université de Gedik en Mai 28, 2019
Dr. Ozan Örmeci : Comment l’opération de « Source de Paix » est considérée en France ? Pourquoi la France critique l’opération et quelles sont les objectives claires de la France en Syrie ?
Dr. Aurélien Denizeau : Globalement, l’opération a été plutôt critiquée en France, pour des raisons différentes. Il y a en France une forte sympathie envers le PYD et les YPG, car ils sont considérés comme les combattants qui ont battu Da’esh, en particulier lors de la bataille de Kobane. Les Français ont peur qu’en cas de défaite du PYD, Da’esh retrouve sa force et puisse commettre de nouveaux attentats. De plus, beaucoup de militants djihadistes sont prisonniers du PYD. Certains sont des Français. Si le PYD les libère, la France craint qu’ils puissent retourner sur le territoire et constituer un danger.
Cependant, tout le monde n’a pas exactement la même vision. Traditionnellement, les mouvements anti-capitalistes, comme la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon, soutiennent le PKK et le PYD. Emmanuel Macron et son gouvernement sont alliés au PYD, contre Da’esh, mais ils dénoncent en revanche le PKK et ne veulent pas une crise avec la Turquie. De plus, ils soutiennent aussi les rebelles syriens, qui combattent le PYD. C’est pourquoi Emmanuel Macron a eu du mal à prendre une position claire. Chez les nationalistes, il y a une certaine prise de distance. Ils ont un discours critique envers la Turquie et surtout envers le président Erdoğan, mais ils refusent également que la France s’engage en faveur du PYD. Pour eux, il faudrait plutôt négocier avec la Russie pour essayer de trouver une solution.
Dr. Ozan Örmeci : Sauf un petit progrès pendant la présidence de François Hollande, les relations franco-turques sont encore crise depuis la présidence de Nicolas Sarkozy. Même si les présidents change, les sujets politiques qui créent des problèmes entre les deux pays et aussi des polémiques entre les politiciennes de deux cotés encore continuent. Qu’est-ce qu’on doit faire pour un progrès pour la future des relations franco-turques ?
Dr. Aurélien Denizeau : Je ne sais pas si c’est vraiment pire que sous Nicolas Sarkozy. Globalement, malgré les crises, Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdoğan ont maintenu le dialogue et cherché une forme de coopération. De plus, les relations économiques sont toujours bonnes.
Cependant, il existe de vrais sujets de désaccord, notamment sur la question syrienne. Je pense que si un accord de paix est trouvé en Syrie, les choses pourraient s’apaiser et ça pourrait faciliter la relation entre la France et la Turquie. En effet, à part cette question, il n’y a pas vraiment de sujet majeur d’opposition. Il y a bien des tensions au sujet de 1915, mais c’est un sujet symbolique, qui n’est pas très présent.
De plus, il y a plusieurs domaines dans lesquels Paris et Ankara pourraient coopérer. Par exemple, ils sont tous les deux hostiles aux sanctions américaines contre l’Iran, et cherchent une solution économique. Ils ont donc intérêt à se rapprocher pour défendre cette position. D’autre part, Emmanuel Macron souhaite se rapprocher de la Russie et le président Erdoğan a une bonne relation avec Vladimir Poutine… On peut imaginer que ça facilite les contacts.
Dr. Ozan Örmeci : François Hollande a visité la Turquie en janvier 2014. Est-ce qu’il y aura une visite officielle pendant la présidence d’Emmanuel Macron dans son premier mandat ?
Dr. Aurélien Denizeau : C’est difficile à dire. Mais ce serait en tout cas assez logique. Emmanuel Macron comptait beaucoup sur l’Allemagne dans les premiers mois de sa présidence, mais il semble désormais beaucoup plus méfiant. Il cherche de nouveaux partenaires, et une visite en Turquie pourrait parfaitement s’inscrire dans ce cadre. Cependant, il faudrait pour cela que la crise syrienne ait trouvé une solution, afin de faciliter le contact.
Dr. Ozan Örmeci : Comment vous évaluez la chance de Président Macron pour réélire en 2022 ?
Dr. Aurélien Denizeau : Je pense qu’Emmanuel Macron a plutôt de bonnes chances. Il a bousculé tous les anciens clivages, et il a assumé ouvertement sa posture libérale. Parmi ses adversaires, Jean-Luc Mélenchon et, dans une moindre mesure, Marine Le Pen cherchent à se placer sur un axe « droite-gauche » qui ne veut plus dire grand-chose. Cette incohérence risque de les affaiblir pour 2022. On peut penser qu’Emmanuel Macron sera au second tour face à Marine Le Pen, et qu’il gagnera, avec par exemple 55 % des voix.
Cependant, on ne peut jamais trop prédire l’avenir, surtout en politique. S’il y a une nouvelle grosse crise, comme celle des Gilets Jaunes, il est possible qu’elle affaiblisse considérablement Emmanuel Macron. On ne peut pas exclure non plus l’émergence de nouveaux candidats, qui changeraient les règles du jeu – comme en 2017.
Dr. Ozan Örmeci : Quels sont les analystes et politologues vous considère important pour comprendre la politique de la Turquie ?
Dr. Aurélien Denizeau : L’idéal est de lire plusieurs analyses différentes, pour avoir un regard nuancé. Les chercheurs des centres de recherche, comme Dorothée Schmid ou Didier Billion, permettent une bonne compréhension du pays. Sur la politique étrangère turque, une jeune chercheuse, Jana Jabbour, a fait récemment une thèse très intéressante. Bayram Balcı a également travaillé sur ce sujet, notamment Ariane Bonzon connaît très bien la politique turque et permet de comprendre ses subtilités. Même remarque pour Tancrède Josseran, qui a notamment travaillé sur les mouvements conservateurs turcs.
Dr. Ozan Örmeci : Merci beaucoup pour cet entretien.